Tendons, insertions, direction et fonction : le muscle rassure. Pourtant,
la notion de chaîne musculaire postérieure introduite par Mézières
déstabilise l'ordre parfait des planches d'anatomie (171,210). La
colonne vertébrale quitte définitivement le marbre des tables de dissection
pour le tapis de rééducation. Une approche motrice plus globale vient de
naître de l'hypothèse « logique » d'un raccourcissement des chaînes
postérieures. Une approche où le patient est mobilisé sans ménagement
en étirements passifs. Douloureux certes, mais la procédure n'est pas
dangereuse. Mézières invente ainsi le «90-degrés vers l'avant ». Une
posture de mise en tension sans compensation maintenue suffisamment
longtemps pour que le patient puisse percevoir une différence significative
après le traitement. Un feedback proprioceptif essentiel pour le convaincre
de l'efficacité de la manoeuvre. Un traitement biomécanique original
juxtaposé à une perspective thérapeutique déjà plus large que la vision
réductionniste des thérapeutes de l'époque. À juste titre, le rationnel
de cette hypothèse séduit toujours ceux qui l'étudient aujourd'hui.
À l'inverse, pour délester le disque, McKenzie propose le « 90-degrés vers
l'arrière ». Une position typique d'allégement qui résume en partie une
approche biomécanique globale tout aussi originale que la précédente. Au
raccourcissement « logique » des chaînes postérieures associé au travail
d'antigravitation des extenseurs, McKenzie oppose sa théorie tout aussi
« cohérente » d'une pression continue exercée par les postures en cyphose
de notre vie quotidienne sur le disque et les ligaments postérieurs
(253-255). Il propose une classification clinique en trois niveaux,
posture, dysfonction et dérangement, offrant ainsi une autre logique à
l'intervention. En somme, deux thérapies différentes, deux justifications
biomécaniques antagonistes qui partagent la même conception d'une
causalité linéaire biomécanique à l'origine des lombalgies chroniques.
Mais cette conception soulève un problème concret pour le clinicien : les
recherches linéaires des dix dernières années ne font qu'accumuler les
contradictions. Les unes après les autres, les hypothèses les plus
« logiques » s'effondrent en entraînant une débâcle thérapeutique sans
précédent à laquelle survivent encore quelques mythes.
Mythe 1 : les extenseurs du lombalgique sont trop puissants, après tout.
L'action antigravité des extenseurs apparaît « évidente » dans nos postures
quotidiennes. Trop puissants, trop courts et trop sollicités, les extenseurs
doivent être étirés en priorité chez le lombalgique. Et surtout, évitez de
les renforcer, vous aggraveriez le problème. Une thèse bien articulée qui
s'appuie sur des données empiriques. La force des extenseurs du lombalgique
apparaît supérieure à celle des fléchisseurs, limitant ainsi les possibilités
de flexion avant (332,339). La réduction significative de la flexibilité des
ischio-jambiers, un autre élément important de la chaîne postérieure,
confirme aussi l'écart entre sujets lombalgiques et sujets sains (144). Par
conséquent, des étirements agressifs et manuels vont augmenter l'efficacité
d'un traitement multimodal, confirmant ainsi la supériorité d'un travail en
flexion déjà mis en évidence dans une recherche en double aveugle (172,174).
En voilà bien assez pour rassurer les Méziéristes. Mais, à part les
spondylolisthésis et le rétrécissement notable de l'espace entre les disques,
on ne parvient pas à expliquer l'absence totale de corrélation et de
conclusions valides entre la lombalgie et l'ensemble des observations
radiographiques telle que la flexion latérale, la flexion antérieure ou la
rotation de la colonne (129). Parfois, on met en cause le manque de souplesse
des ischio-jambiers ou du psoas, deux éléments clefs qui font partie de la
chaîne postérieure antigravitaire. Pourtant, la souplesse de ces muscles
s'avère un bien mauvais indice de prédiction des maux de dos chez les jeunes
recrues de l'armée (28). Reste le Schober, l'ultime indice de flexibilité
lombaire. Il possède une valeur pronostique intéressante, mais chez les
hommes seulement. Personne n'a pu encore expliquer rationnellement pourquoi
il n'en est pas de même chez les femmes (28).
Mythe 2 : les extenseurs du lombalgique sont trop faibles, avant tout.
Supportés aussi par une logique sans faille, d'autres praticiens aboutissent,
impassibles, à une recommandation opposée. Extenseurs et muscles du tronc
remplissent difficilement leurs fonctions d'antigravitation chez le
lombalgique. Il existe déjà quelques " évidences " associant faiblesse des
extenseurs de la colonne et lombalgie chronique (28). Des lombalgiques qui
renforcent ces chaînes musculaires s'améliorent, de façon marginale cependant,
par rapport aux patients qui bénéficient d'un travail en flexion ou d'un
traitement de diathermie (74). Réduction de la douleur, amélioration du
niveau d'efficience personnelle et du fonctionnement psychologique, voilà ce
que procurent les exercices de renforcements isométriques des extenseurs à
d'autres chroniques (236,318). Chargez les facettes mais surtout épargnez le
disque : un slogan prôné récemment et accompagné aussi des mêmes types
d'exercices d'extension (148). Associée à ce genre de travail, l'alternative
rationnelle du délestage du disque a de quoi séduire (253). Mais la relation
entre dégénérescence du disque et symptôme lombaire est loin d'être établie
(170). Qui plus est, le disque dégénère régulièrement avec l'âge (377).
Comment expliquer alors que les douleurs dorsales atteignent un maximum
durant la maturité pour diminuer par la suite ? Des nuances transparaissent
aussi dans quelques travaux. Certes les programmes de renforcement en
hyperextension donnent d'excellents résultats. Mais des résultats semblables
à ceux obtenus avec d'autres méthodes (132). Par rapport à des sujets sains,
la force des fléchisseurs et celle des extenseurs du tronc est
significativement diminuée chez les lombalgiques chroniques. La réduction
la plus importante se manifeste effectivement au niveau des extenseurs.
La réduction dans le ratio flexion-extension évalué en contractions
concentriques reste toutefois non significative en comparaison avec celle
d'un groupe contrôle. Des résultats qui démontrent, selon l'auteur de l'étude, que le ratio entre la force des fléchisseurs et celle des extenseurs s'avère inadéquat pour évaluer le statut musculaire du lombalgique (318).
Mythe 3: le lombalgique doit renforcer ses abdominaux, un point c'est tout.
À défaut d'une preuve évidente entre le rôle des fléchisseurs ou des
extenseurs dans la lombalgie chronique, les abdominaux deviennent alors
la cible. La répartition équilibrée, offerte par une sangle abdominale
solide, des forces entre les parties antérieures et postérieures du tronc
fait du renforcement des abdominaux un objectif clinique conventionnel
(280,281). Il y a bien, là encore, quelques preuves du lien entre faiblesse
des abdominaux et lombalgie chronique (28). Pourtant, chez les lombalgiques,
ces muscles conservent tout près de 80% de leur force. Certains auteurs
favoriseront donc le travail en flexibilité des hanches et la mobilité
lombaire bien avant le renforcement de la musculature antérieure du tronc
(256).
Mythe 4: la lombalgie est un problème de déséquilibre postural, surtout.
Il s'agit ici, encore une fois, d'un concept clinique « évident ». En
portant systématiquement son poids sur un côté, la posture antalgique du
lombalgique provoque naturellement une dysfonction droite-gauche. Une
conséquence qui, à la longue, pourrait bien expliquer la cause. Quelques
travaux étaient ce déséquilibre (159,404). On observe chez des sujets
lombalgiques une asymétrie posturale et électromyographique au niveau
cervical et lombaire, entre le côté droit et le côté gauche (72). Toutefois,
aucune de ces recherches ne respecte les normes des études contrôlées. Un
travail récent et mieux validé ne supporte pas cette théorie du déséquilibre
postural unilatéral (49). Difficile par ailleurs de défendre un lien direct
entre asymétrie posturale et maux de dos quand l'incidence (59 %) de la
lombalgie due aux scolioses, cette asymétrie biomécanique par excellence,
est identique à celle de la population en général (181). En ce qui a trait
aux déséquilibres objectifs associés à la différence de longueur des membres
inférieurs, ils ne sont pas, eux non plus, reliés aux douleurs dorsales
chroniques (410).
Si, pour un problème identique, s'offrent autant de prescriptions logiques et
contradictoires, il y a peu de chance qu'elles soient très spécifiques et
très efficaces. Flexibilité des ischios, taille, amplitude de la flexion
lombaire, qualités physiques, tous ces paramètres peuvent être ou ne pas
être en corrélation avec la lombalgie (144,302). Ils ont donné lieu à des
classifications et à des sous classifications à outrance. En fait, aucun des
paramètres mentionnés ne possède, en soi, de véritable valeur prédictive ou
curative. Autrement dit, il n'y a pas de cause linéaire spécifique à la
lombalgie chronique. Le clinicien navigue ici à l'aveuglette dans un océan
de contradictions. Le ratio des maux de dos observés entre l'industrie
légère et l'industrie lourde varie de 1 à 5. Pourtant, les haltérophiles
ne manifestent pas plus de problèmes que les travailleurs de l'industrie
légère. Les infirmières prétendent que leurs conditions de travail et la
manipulation des patients leur occasionnent ce problème (341). Mais
l'incidence de leurs lombalgies ne diffère pas significativement de celle
des enseignants. Eux qui ne manipulent que des crayons ! Impossible
également d'expliquer par des facteurs biomécaniques linéaires la
différence des taux de lombalgie rapportée dans les études épidémiologiques
entre employés de banques et employés des compagnies d'assurances (73).
Huit tests physiques permettent de discriminer entre lombalgiques et
groupe contrôle : flexion pelvienne, flexion totale, extension totale,
flexion latérale, lever d'une jambe tendue, zones gâchettes au niveau
vertébral, lever bilatéral actif des jambes tendues et abdominaux. À la
limite, des tests qui sont redondants. Ils ne permettent ni d'identifier
des pathologies objectives ni d'atteindre un diagnostic définitif. Ils
jettent aussi un doute sur le concept clinique de limitation physique
dans la douleur chronique lombaire. En fait, le praticien observe peut-être
simplement un patient qui manifeste des comportements compréhensibles de
douleur, de peur et de détresse psychologique (383,384). Ou encore, la
réduction de la force des muscles du tronc observée n'est peut-être pas
la cause mais simplement la conséquence des maux de dos (339). Et il y a
pire encore. La satisfaction au travail serait un bien meilleur facteur
de prédiction de l'évolution de la lombalgie que toutes ces évidences
biomécaniques (30,382,385). Deux fois et demie plus de chances d'en avoir
« plein le dos » chez ceux qui sont insatisfaits de leurs conditions
d'emploi (368). Aux irréductibles partisans d'une causalité linéaire
biomécanique ou physique, il reste encore le péché originel de la station
debout. Un argument qui tranche. À la condition bien sûr d'ignorer le
processus sous-jacent de l'évolution naturelle. Il aurait favorisé les
adaptations requises dans le cas de la dentition, du système nerveux ou
pileux pour en exclure délibérément la colonne vertébrale. Une punition
divine.
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